MINUIT

[DU CHAPITRE 1 AU CHAPITRE 10]

Ceux qui croient pouvoir vaincre les labyrinthes en fuyant leurs difficultés restent en dehors (...).

Ce que peut faire la littérature, c’est définir le meilleur comportement possible pour trouver l’issue,

même si cette issue n’est rien d’autre que le passage d’un labyrinthe à l’autre.

Italo Calvino, Le défi au labyrinthe.

REVENIR A

L'AVANT-PROPOS

1

Minuit : la nuit coule sous le sens. Douze figures portant couvre-chefs et pardessus sombres s’avancent sous les frondaisons de nacre et d’argent : lueur blême des réverbères, emperlée de gouttelettes éthérées. Elles avancent d’un même pas et fendent le fardeau de brume. Silhouettes diaphanes : ombres enlevées par la suspension lacrymale, allant dans la discrétion : sans aucune manifestation de leur propre fait, si ce n’est, quelquefois, à intervalles fixes, celles de traînées luminescentes courant de haut en bas, en demi-ellipses, malingres pourtant – des cigarettes jetées au sol –, ou bien le fracas sourd d’excavations pulmonaires, ou même, épars, çà et là, le son brillant et contenu à la fois que produirait l’entrechoquement de pièces de métal serrées d’une main d’acier. Si bien qu’il faudrait aux passants attardés sur la grève – les derniers sans doute – une attention plus que soutenue pour discerner celles-là.


2

Douze comme un seul homme, l’une derrière l’autre, Numéro Douze à l’avant, à l’arrière Numéro Un : comme si chacun des coups frappés à l’étouffée, enlevés dans le filigrane humide et froid, avait jeté sur le pavé, une à une, une de ces figures transparentes. Douze en ordre de marche, à pas feutrés, avec pour seule partition l’obscur contrepoint de sons croisés – toux et métaux – et de lumières mobiles – cigarettes ardentes.

Tout s’est tu enfin, volé dans le voile des nuées grises, porté par une brise amère. Elles ont passé sans dommage les premiers écueils : saisi en son temps la teneur de la menace, puis du danger à venir, évalué son importance et – ayant laissé sur le bas-côté les multiples motifs de désaccord –, décidé de la réponse appropriée : la nécessaire entreprise. Elles en ont convenu du moment et du mode justes ; et, le jour venu, peu avant que ne sonne l’heure, achevé le rassemblement et exécuté l’ultime répétition des rôles respectifs ; abandonnés sur le banc des anonymes leurs noms malcommodes, et levée l’ancre à l’heure dite.

Ensemble, elles feront contre mauvaise fortune bon coeur et répareront le cours du sort qui leur a été défavorable. Elles auront soin de se rire de leur propre mascarade, braveront les vents contraires et mèneront à bon port la basse besogne.

Quand enfin sera frappé le coup unique, celui qui sonne le glas de la première heure, tout sera fini.


3

Villa M., 0h03 : un palais de quatre corps d’architecture encadrant une cour rectangulaire. Un côté de la cour planté de haies de buis formant labyrinthe, le côté opposé occupé par un jardin d’hiver, la partie centrale laissée vacante. Trois façades à trois niveaux d’habitation, en pierre de taille blanche : un premier niveau dont les ouvertures, généreusement vitrées, alternent à part égale avec les surfaces pleines ; un premier étage où les surfaces pleines se superposent aux ouvertures du rez-de-chaussée, et inversement ; un deuxième étage dont la disposition des ouvertures et des surfaces pleines est identique à celle du rez-de-chaussée, les trois façades figurant un assemblage de trois damiers de pleins et de vides. Une dernière façade donnant abruptement sur la rive, de conformation semblable aux trois autres, à ceci près que l’édifice est surélevé d’un niveau supplémentaire dans sa partie centrale, de sorte qu’il serait impossible à qui que ce soit, venu de la terre, de présumer de ce quatrième niveau – à l’inverse, depuis les eaux noires, la Villa M. fait l’effet d’un gigantesque vaisseau blanc surgi du néant.

Accessoirement : on s’est souvent plu à dire de la Villa M. qu’elle est dotée d’un vaste sous-sol dont le volume se déploie d’un seul tenant, voûtes et colonnes, tout de pierre blanche, dans lequel se seraient jouées de grandes heures. Quelquefois, du bruit qui court à sa confirmation dans les esprits, puis dans le réel, il n’y a qu’un pas. Mais ce serait sans compter sur la confidentialité du lieu, gardée comme un secret, comme il se doit.

Cette nuit, à la Villa M., on donne une fête.


4

Pour qui voudrait les suivre à la trace, il suffirait de tirer le fil d’Ariane tracé par une myriade de cylindres bruns incandescents, tachetés de blanc, d’ouate et de papier, dont l’extinction précède ou suit de peu le passage de Numéro Un. Numéro Douze tire nerveusement sur une énième cigarette : s’il n’avait tenu qu’à lui, il aurait opposé un refus sans appel, en sa seule âme et conscience ; mais à cet instant précis il ne peut s’empêcher de se regarder, non sans un vague sentiment de rancoeur : le voilà, lui, Numéro Douze, en tête de la marche, allant à contrecoeur, préposé aux plans et directions d’une entreprise que son for intérieur désapprouve. Et il répète à l’envi à qui veut l’entendre – immédiatement derrière lui Numéro Onze, d’un pas énergique et tête baissée – que le crime ne paie pas.

Numéro Douze face à la torpeur de l’indécision, figé devant chaque choix comme un changement de direction irréversible qui peut le faire passer à côté de sa vie ; Numéro Douze interprétant sans faille une lancinante valse-hésitation : qui es-tu, que fais-tu à cette heure, Numéro Douze ? Où vas-tu ainsi, entraînant dans ton sillage tes compagnons d’équipage ?

Numéro Douze naviguant entre deux eaux : participer à la vile aventure, c’est risquer de perdre, et ne pas y participer, c’eût été se perdre – propos dans tous les cas malsonnant – : entre le parti d’aller et celui de rester, quelque part entre le oui et le non – de même qu’en partie libéré du poids qu’aurait signifié la démission et, pour le coup, l’abandon de ses compagnons de fortune –, il a occulté pour un temps le choix que lui dictait sa conscience. Aussi va-t-il partagé, à la fois de bon et de mal gré, le vague à l’âme et la rancoeur au corps, indiquant lentement le chemin vers l’inexorable apex.


5

Un tableau : un tableau d’une hauteur et d’une largeur hors du commun – respectivement, quelque chose comme : sept mètres sur treize –, huile et collages sur bois contre-plaqué, date indéterminée.

L’apport de matériaux divers : bois, papiers, fil de fer – un incommensurable embrouillamini de fils d’acier –, carton ondulé, des pièces mécaniques ressemblant à celles d’un ou plusieurs systèmes d’horlogerie, une partition musicale minutieusement découpée et disséminée aux quatre coins du tableau ; quelques coupures de presse et des lambeaux de tissus : cotonnades, lainages, polyester, Nylon et soieries – la plupart des matériaux collés, certains cloués ou vissés à même le panneau de bois contre-plaqué.

Disputant l’espace aux collages, des à-plats épais de couleur, les variations obsédantes de trois couleurs : le noir, des rouges et des bruns, ici écrasées au tampon, là fortement étirées au couteau.

Huile et collages à la fois : les chiffres 2 et 1 répétés à l’infini ; un pêle-mêle de lettres, en grand nombre, qui donnerait à penser que l’alphabet tout entier se trouve là, et qu’il serait même possible de le recomposer en plusieurs exemplaires ; mais à y regarder de plus près, le tableau livre cette vérité – l’unique vérité, d’ailleurs, sur laquelle la surface semble céder à cet instant – : seule la lettre M n’y figure pas.

Le regard investit avec difficulté chacune des parties du tableau, glissant à tout moment sur la surface, interdit par le rebond incessant sur la profusion des éléments ; happé enfin par ceci : des parties de corps dénudés et déchirés – un pied, un sein, là-haut une chute de reins, ici une main grande ouverte, un autre pied, là-bas, plus loin l’extérieur d’une cuisse. En haut, à droite, la grande aiguille d’un réveille-matin – à moins que ce ne soit la petite d’une horloge – voisine avec deux épaules initiant la courbe d’un dos, fondus entre deux masses d’un même brun violemment comprimées.

On aurait eu l’intention de signifier le chaos que l’on ne s’y serait pas pris d’une autre manière.


6

Dans le coeur de la nuit, six hommes et six femmes s’avancent en bon ordre au-dessous des halos électriques, Numéro Douze ouvrant, Numéro Un fermant la marche. Ils vont le long de la grève, comme aux prises avec un mauvais génie, trois d’entre eux courbant le dos sous les grands pardessus sombres, ployant sous de lourdes charges.

Ils ont convenu d’endiguer le cours fatal du temps. Ensemble, ils ont levé – ou mieux : fait taire – les désaccords : effacé les hésitations – celles de Numéro Douze, trop récurrentes : elles auraient sans aucun doute été la source d’errements irrémédiables –, ou, à l’inverse, tempéré les ardeurs – les velléités belliqueuses de Numéro Onze, trop abruptes pour être entendues. Ils ont vaincu les doutes et les réticences, jusqu’aux plus légitimes, pour que ne subsiste que l’essentiel : la cause. Et quand l’accord est survenu, ils ont déterminé la bonne mesure dans la riposte, élaboré le plan d’action : où, quand, comment.

Ils ont pris en compte l’éventail des caractères, mis à profit les divers desiderata – il n’aurait pas déplu à Numéro Six de progresser auprès de Numéro Onze – et les talents de chacun – si tant est que l’on peut parler de talent s’agissant de la seule faculté de Numéro Six à pouvoir porter un poids conséquent, et rien de plus. Le tout conduit dans la correction, sous la gouverne de Numéro Un : sous son regard scrutateur, une vigilance dans la recherche de l’accord parfait, la capacité à corriger la moindre dissonance – quand, d’un bout à l’autre de l’assemblée, chacun a pu – ou dû – entendre, couvrant à tout instant la parole, l’irrépressible rire de Numéro Dix.

Tout à l’heure, conformément au plan d’action qu’ils ont établi, au point qu’ils ont convenu, ils descendront au plus bas de la rive et se rangeront près de l’onde. Pour un temps, Numéro Douze mettra entre parenthèses la fonction qui justifie sa position – la première position : celle du guide. Précautionneusement, en prenant garde à n’éveiller aucune attention, dans le silence de cette heure, Numéro Onze fera monter chacun d’eux sur une embarcation. Elle commencera par Numéro Douze et finira par Numéro Un. A son tour Numéro Onze prendra pied sur la barque – elle sera comblée : elle n’est jamais autant à son aise que sur les eaux instables –, puis elle les mènera avec la plus grande assurance sur les flots jaillissants. Ils aborderont là où elle seule peut les conduire : à cet autre point de la grève dont ils ont délibéré de l’opportunité. Ils remettront les pieds sur terre, ou plutôt&nbsp: sur un étroit passage de pierre de taille blanche – d’un côté, une paroi élevée, de l’autre, l’eau. Enfin ils reprendront la marche : Numéro Douze, alors, repassera en tête.

Pour l’heure, Numéro Douze n’a pas cessé de montrer la route à suivre : ils vont au devant de leur destin – désormais, rien ne les arrêtera : leur trajectoire est tracée. Ils suivent résolument la droite ligne de leur trajectoire et la nuit fait eau de toutes parts.


7

Douze sous les têtes des réverbères, comme sous l’effet d’un pousse-au-crime. L’air cingle les faces et perce les corps. Mais qu’importe : ils ont convenu de heurter de front la mauvaise fortune.

Chacun d’eux a pu être amené, à certains moments de son existence, à tenter de réformer les événements dont les causes sont, a priori, distinctes de sa propre volonté : c’est un droit, et le faire valoir entraîne parfois le dépassement de soi. Ceux-là n’en ont pas décidé autrement : rien de plus légitime. Or, dans ce cas, la manière est méprisable.

D’ici peu, l’embarcation accostera l’étroite berge de pierre blanche. Numéro Onze sera la première à descendre, suivie de Numéro Un, puis de Numéro Deux, et ainsi de suite, jusqu’à Numéro Douze. Cette fois, Numéro Dix sera l’avant-dernier à descendre, et il prendra place – pour un temps – entre Numéro Douze et Numéro Onze : seule la longue chaîne des interventions successives justifie la position – elle n’aurait pas dit non, Numéro Neuf, à la proximité d’un homme fort, mais cet ordonnancement n’était pas en accord avec la nécessité. Si Numéro Dix s’est glissé en deuxième position, c’est que, bientôt, on s’en remettra à ses bons soins : Numéro Dix est passé maître dans l’art de forcer les verrous.

Quand enfin Numéro Douze aura quitté la barque, Numéro Onze, les jambes repliées, penchée en arrière, les deux mains plaquées sur la berge glissante, renverra l’embarcation d’une poussée énergique, au hasard des courants.

Un son dur et perçant, répété, décroissant, dans le duvet de la nuit : un tube de métal vient de tomber sur le pavé, roulant après une série de rebonds. Numéro Dix pouffant de rire – vaillamment contenu jusqu’à présent –, tandis que l’on rattrape la pièce. Numéro Onze n’a pas eu le moindre sursaut ; et elle n’aurait pas abandonné ses raideurs une seule seconde si elle n’avait pas eu, bien malgré elle, à tourner la tête pour foudroyer Numéro Dix de son mauvais oeil – et pour cela elle ne lui en tiendra rigueur que plus encore.

Pour l’instant, Numéro Douze lit la feuille de route sans difficulté. Il sait pourtant que sa fonction prendra toute sa valeur après l’intervention de Numéro Dix – alors il devra extraire les plans multiples qui remplissent les poches de son pardessus –, sans possibilité d’indécision ni retour.


8

Villa M., 0h08 : les invités se pressent dans le Grand Hall.

Cette nuit, au centre du corps d’architecture opposé à la rive et parallèle à celle-ci, les deux amples vantaux de palissandre restent grands ouverts – ils font radicalement rupture avec l’ordonnancement régulier, en damier, des pleins et des vides, de la façade. En passant le seuil et en avançant de quelques pas dans le vaste espace, le visiteur peut voir exactement ceci : devant lui, la face entièrement vitrée d’une verrière débordant sur la cour rectangulaire, faisant office de jardin d’hiver ; de part et d’autre du visiteur, deux épaisses tentures rouges, d’un velours à grosses côtes – elles sont immenses, suspendues à un filin d’acier, occultant le Vestibule à gauche de l’entrée, sur la droite la cage du Grand Escalier, depuis le plafond jusqu’au sol – le Grand Hall occupe la hauteur cumulée du rez-de-chaussée et du premier étage –, d’un charme suranné. On invite le visiteur à se rendre dans le Vestibule, puis dans le Grand Salon, en franchissant la tenture qui se trouve sur sa gauche. Sur celle de droite, en guise d’écriteau, on a épinglé un rectangle de carton ondulé sur lequel est inscrit, avec un pinceau large, à la peinture noire : ON NE PASSE PAS.

La Villa M. possède deux autres entrées – les portes en ont été tenues closes, leurs serrures fermées à double tour. Elles se situent sur chacun des deux longs corps d’architecture perpendiculaires à la rive, de dimensions plus modestes : un seul vantail de palissandre, d’une hauteur inférieure à celle des vantaux de l’entrée principale – celle de chacun des deux Petits Halls étant deux fois moindre, puisqu’ils n’occupent que le niveau du rez-de-chaussée.

La Villa M. possède une autre voie d’accès, mais il y a long temps que l’on n’a pas jugé utile d’en faire usage : c’est une trappe de fer inclinée de quarante cinq degrés vers l’intérieur du bâtiment, sur la façade côté rive, et elle constitue l’unique passage de l’extérieur aux sous-sols. La rouille a dû accomplir son oeuvre corrosive sur la serrure et les charnières, et il y a fort à parier que cette issue forme la plus infranchissable des barrières. Sans compter que l’étroite et glissante avancée du mur, voie précaire, quelques petits centimètres au-dessus du niveau de l’eau, dissuaderait les plus fortes velléités d’intrusion.

Dans la cour rectangulaire, à l’intérieur et autour du savant labyrinthe des haies de buis, six ou sept enfants tournoient et virevoltent comme les quarts d’heures.


9

Derrière Numéro Douze, Numéro Onze : le deuxième homme est une femme. Elle va d’un pas mécanique, tête baissée, les yeux rivés sur ses pieds martelant le pavé glissant : Numéro Onze au coeur et aux yeux de jade : aux yeux vert d’eau et au coeur de roche, recluse dans sa tour de pierre et de cristal, s’engouffrant, insensible, dans les profondeurs de la nuée grise.

Numéro Onze qui s’applique à l’accomplissement de ce qui lui a été dit de faire – elle n’a pas souhaité en délibérer un seul instant. Après tout, peu importe le but de l’entreprise, et les moyens : la seule chose qui compte aux yeux de Numéro Onze, c’est de se trouver là, maintenant, rouage bien graissé prenant part à l’oeuvre commune, et surtout ne jamais consulter sa conscience.

A Numéro Douze qui bougonne et répète à mi-voix que l’on ne gagne rien à faire le mal, elle assène que l’on n’a rien sans mal. Et ce n’est pas une toux compulsive, lourde, sans cesse remise – celle d’un de ses comparses, quelque part dans son sillage – qui pourra la faire descendre de ses remparts. Pas plus que Numéro Dix, immédiatement derrière elle, ne parviendra à percer son coeur – si elle en avait un ; Numéro Dix pourtant qui excelle à faire céder les citadelles les plus inviolables. Ainsi va-t-elle, quand il lui est bien égal d’avoir à commettre l’odieux : à ses yeux la cause est juste dès lors qu’elle a été dite. Et quand bien même il faudrait en passer par un pacte avec quelque esprit malin, elle le conclurait, et elle irait même jusqu’à être celui-là.

Arrête-toi un instant, Numéro Onze. Tu entends ? Arrête-toi, si tu en es capable, et regarde-toi : à la dérive les pieds sur terre – rien ne te sied mieux que les eaux profondes. Est-ce que tu t’es vue, sous ce chapeau trop grand pour toi – pour ta petite tête servile ? Tes cheveux serrés sous ton chapeau de feutre noir : espèce de pantin, sale marionnette, automate imbécile, militant ridicule, soldat minuscule de l’étrange entreprise.

Il fallait bien cela pour faire aller la masse épaisse, hésitante, de Numéro Douze : Numéro Onze au pas saccadé, mécanique froide taillable et corvéable à merci, sans conscience, aveugle et sourde au-dehors et au-dedans : toute à son âme de silex.


10

C’est un tableau disparu de longue date, dont on a perdu toute trace dans des confins indéterminés.

En position centrale, une scène qui semble laisser apparaître un fil conducteur, le seul fil logique du tableau : une femme âgée, de face, un front large, les cheveux grisonnants, ondulés, fortement tirés en arrière. C’est une belle femme, le visage rayonnant. Elle est debout, immobile. Son regard s’est arrêté sur quelqu’un, au milieu d’une foule qui piétine. Elle s’apprête à porter une tasse à sa bouche. Ses yeux se sont illuminés : c’est un regard subjugué, mais il est doux, calme ; elle est fébrile, mais elle reste dans sa tranquillité, sûre de son regard. L’autre – c’est un homme – est entré dans ce regard. Il apparaît de dos, dans une torsion de tout son être, et sa tête est tournée vers la vieille femme. C’est un moment où tout s’est suspendu : une seconde, peut-être quatre, une éternité&nbsp: ils sont là, tendus, soudés l’un à l’autre, traversant la mouvance des visages et des corps qui les entourent. Ils sont au-dehors de toute parole et de tout geste : ils ne sont que l’une à l’autre, et l’autre à l’une.

Pourtant, tout autour des deux êtres qui se regardent, ce ne sont que noir, bruns et rouges. Les rouges y sont majoritaires et, dans leur palette infinie, deux d’entre eux semblent dominer par leur présence : un rouge sombre, couleur sang ; un rouge orangé, pareil à celui des flammes. Et pour peu que l’on interpose une distance suffisante entre le tableau et l’oeil – le spectateur fait quelques pas en arrière –, on n’a aucune peine à imaginer que le tableau tout entier est la proie des flammes, ou, plus exactement : qu’en chacun de ses recoins le feu couve, et qu’ainsi, sournoisement, fatalement, il ne tardera pas à gagner jusqu’à la moindre parcelle.

Il y a encore, tout autour de la seule trame intelligible – quand la vieille femme portera-t-elle enfin la tasse à sa bouche ? –, celle des fils d’acier, omniprésents. Ils couvrent, débordent, transpercent toute chose, à l’exception justement de la scène centrale, et des coupures de presse – quatre au total, qu’un lecteur impatient – ou curieux –, du coup, pourrait lire, à condition, bien sûr, de se prémunir d’une grande échelle – du moins pour trois d’entre elles.

Autre chose : émergeant à la surface dans la partie basse du tableau, sur la totalité de ses treize mètres de large – à proportion d’un signe par mètre –, rigoureusement alignés, réguliers – à la différence, précisément, de la confusion, de la multitude des lettres disséminées –, cependant fondus en filigrane dans la masse brute, les caractères : RITÉ-N’EST-PA.

Étrangeté de l’art – somme toute commune – : ce tableau dont chaque élément est parfaitement identifiable, mais dont le tout n’est que désordre et confusion.


MINUIT continue...

faire un tour du côté du CARNET D'AUTOPSIE DE MINUIT [3]

[les chapitres 1 à 10 de MINUIT ont été mis progressivement en ligne par L'AUTEUR LUI-MÊME en personne, du 24 au 30 mai 2008]